Cheikh Raymond, une histoire algérienne
de Bertrand Dicale Editions First (20 octobre 2011)
Raymond Leyris, alias Cheikh Raymond, portait un nom français, était juif et chantait en arabe. Né à Constantine en 1912, il fut le maître incontesté de la musique arabo-andalouse. Dans ce genre musical remontant aux siècles lointains de la splendeur arabe de l'Andalousie, il atteignit des sommets inégalés d'érudition et de puissance créatrice.
Extrait
Ce pays
Le soleil est au plus haut, ce 22 juin 1961. Il est plus de midi, le premier jour de l'été est d'une chaleur écrasante. Sur la place Négrier, les étals vont bientôt être repliés. Le jeudi, le marché est un peu plus industrieux que les autres jours de la semaine. Les ménagères juives achètent tout ce qu'il faut pour préparer le dîner d'entrée dans le shabbat du vendredi soir.
Le touriste qui s'aventurerait dans ce pays, ce jour-là, verrait de belles images comme on en voit dans les guides de voyage : des paniers d'oranges, des rangées de pastèques, des prunes, des nèfles, des mandarines, des poivrons, des sacs de toile de jute emplis de fèves, de lentilles et de toutes sortes de haricots secs rouges, noirs, blancs, mauves, beiges ou zébrés, des sacs de toile blanche tendue par la semoule ou la farine, des colliers de coeurs d'artichauts serrés sur leurs ficelles, des marchands qui tiennent leurs balances à bout de bras, l'étal du boucher avec ses quartiers de moutons marqués de tampons violets et le marchand de quartiers de miel vendus dans un morceau de papier rugueux gris, avec leurs alvéoles de cire pleines de l'or sucré des abeilles...
Mais le touriste ne vient pas dans ce pays. Car, ici, c'est la guerre. Les silhouettes ont quelque chose de fourbu et de nerveux à la fois. Les regards évitent souvent de se croiser mais les yeux sont toujours aux aguets. Quand marchands et clients se parlent, il semble que certains, machinalement, écoutent plus attentivement le brouhaha du marché. Dans cette ville, chacun sait que l'on peut avoir la vie sauve parce que l'on a entendu à temps le son d'un objet tombant sur le sol, un bruit sec ressemblant à une branche morte qui casse ou le pas empressé d'un homme qui se détache soudain d'un mur en tendant le bras devant lui.
Le jeudi est donc le jour où l'on remplit le plus les paniers. Les ménagères sont nombreuses à se faire accompagner par leurs enfants en âge de porter un cabas. C'est pourquoi un certain nombre d'écoliers et de collégiens, qui n'ont pas classe ce jeudi, voient le corps de cet homme en costume allongé sur le côté, son chapeau clair près de lui, gisant dans une flaque de sang qui s'élargit sur le sol. Il est peu après midi. Des cris se mêlent dans l'air épais et chaud. On court. On s'affole. On comprend immédiatement qu'il ne s'agit pas que de la mort d'un homme - fût-il admiré, célèbre et familier. Car, d'une certaine façon, c'est aussi un pays qui meurt avec lui. Un pays dans lequel des hommes, des femmes, des enfants de religions différentes parlaient les mêmes langues depuis toujours - longtemps l'arabe, ensuite l'arabe et le français. Un pays où des artistes jouaient la même musique sans que leur religion ne les sépare. Un pays où un juif avait porté à son sommet un art arabe.
Cet homme, c'est Cheikh Raymond Leyris, le plus grand musicien de cette ville en plein soleil. Son assassinat signifie aux juifs de Constantine qu'ils doivent partir. Dès lors, l'Algérie qui s'achemine vers l'indépendance sera une Algérie sans juifs - sans les juifs qui commencèrent d'arriver de Palestine deux mille ans plus tôt. Cheikh Raymond pourrait bien être le dernier des juifs de ce pays-là. Non le dernier juif né en Algérie au XXe siècle ou le dernier à avoir parlé arabe, mais le dernier à avoir été si juif et si arabe à la fois ; le dernier à avoir plusieurs noms qui, aujourd'hui, ne se portent plus ensemble.
Passé à la postérité sous le nom de Cheikh Raymond, il s'est d'abord appelé Raymond Leyris. Juif, français, de langue arabe et de nom chrétien, juif et musicien arabe d'Algérie, il était l'exact symbole du pays qu'il avait habité, aimé et magnifié dans ses chansons. Mort, il devient le symbole d'un pays qui n'existe plus.
Présentation de l'éditeur
Raymond Leyris, alias Cheikh Raymond, portait un nom français, était juif et chantait en arabe. Né à Constantine en 1912, il fut le maître incontesté de la musique arabo-andalouse. Dans ce genre musical remontant aux siècles lointains de la splendeur arabe de l'Andalousie, il atteignit des sommets inégalés d'érudition et de puissance créatrice.
Le 23 juin 1961, Cheikh Raymond est abattu d'une balle dans la nuque sur un marché de sa vie natale. Son assassinat déclenche le départ des Juifs de Constantine. Arrivé en France, son élève Gaston Ghrenassia, guitariste dans son orchestre, fera carrière dans la chanson sous le nom d'Enrico Macias.
À travers son enfance d'orphelin, sa vie de Juif pieux et d'érudit arabe, ce livre est une plongée dans le monde perdu du judaïsme algérien. Entre douceur de vivre, rigueur artistique, ferveur religieuse et violence politique, il nous raconte non seulement l'histoire d'un pays qui n'existe plus, mais aussi celle d'un pays qui aurait pu être...
Bertrand Dicale est l'un des grands spécialistes de la musique populaire. Il est l'auteur de nombreux livres sur Juliette Gréco, Serge Gainsbourg ou Georges Brassens, ainsi que de plusieurs ouvrages de référence sur l'histoire de la chanson française.