Les memoires dangereuses
Les mémoires dangereuses : de l'Algérie coloniale à la France d'aujourd'hui suivi d'une nouvelle édition de Transfert d'une mémoire
Albin Michel– 4 janvier 2016
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Présentation de l’éditeur :
La France n'en a pas fini avec son passé colonial. Il a imprégné les imaginaires et a constitué un socle idéologique sur lequel le Front national s'est construit. C'est ce Transfert d'une mémoire, de l'Algérie coloniale vers la métropole, qu'avait décrit Benjamin Stora en 1999. Cet ouvrage analysait déjà les raisons historiques pour lesquelles les questions difficiles de l'immigration ou de l'islam en France seraient au coeur du débat public. C'était également le sujet du roman d'Alexis Jenni, L'Art français de la guerre. Un dialogue inédit entre l'historien et l'écrivain permet ici d'éclairer la nature de cet imaginaire colonial et son actualité, dans une France secouée par les grands défis qui surgissent après le " Choc de janvier 2015 ". Face aux crispations identitaires, cet échange passionnant invite à mener une bataille culturelle décisive pour sortir de la violence des mémoires et à affronter enfin, par une prise en compte sereine de l'Histoire, les enjeux du présent.
Article de Philippe Duroux paru dans Libération 5 janvier 2016
L’historien Benjamin Stora et le romancier Alexis Jenni examinent les conditions de création d’un imaginaire commun sur lequel se fonde une nation. En France, selon eux, le récit impossible des aventures coloniales empêche l’émergence de cette communauté.
Dans les Mémoires dangereuses, Benjamin Stora et Alexis Jenni confrontent leur regard sur ce qui reste du passé colonial de la France. Dans son roman l’Art français de la guerre, Alexis Jenni observait 34 nations coalisées déferler sur l’Irak, au tout début des années 90, sans véritables batailles, sans véritables affrontements, tant les forces étaient disproportionnées. Une guerre faite d’images autorisées évitant les douleurs, les drames et les revers. Par rebond, le narrateur s’intéressait à Victorien Salagnon qui, lui, racontait ces guerres coloniales que la France s’efforce d’oublier. Benjamin Stora, historien, racontait à son tour dans un autre livre (1) l’irruption des soldats français dans sa chambre d’enfant à Constantine. Depuis, il n’a jamais cessé d’essayer de comprendre pourquoi trois communautés, arabes, juives et européennes, vivaient côte à côte mais pas ensemble.
Le premier bâtit des histoires, et se pose des questions de romancier, quand le second tente de reconstruire l’Histoire, et on se dit qu’ils n’ont rien à se dire. Tout au long du dialogue mené entre août 2014 et février 2015 et restitué dans les Mémoires dangereuses, on découvre pourtant qu’une même pâte émerge. Travaillée à coups de recherches factuelles ou stylistiques, c’est l’imaginaire.
De la guerre du Golfe, on a dit qu’elle n’avait pas eu lieu tant elle paraissait irréelle, de celle d’Algérie, on entend encore dire qu’elle n’a pas existé. Il faudrait parler des «événements». Benjamin Stora parle de «refoulement dans la société, ou plutôt de dénégation de la guerre d’Algérie». Alexis Jenni répond en miroir : «Même si l’on connaît les faits qui constituent la guerre d’Algérie, celle-ci n’est toujours pas racontable dans son ensemble, le récit en est encore impossible.» Le romancier ne peut avancer quand l’historien piétine. Un exemple : pour tout conflit armé, on s’accorde sur une date de début et une date de fin. Quand a commencé et quand s’est achevée celle que l’on a appelée «la sale guerre» ? On se bat encore sur l’un et sur l’autre. «Les Européens d’Algérie considèrent que la guerre ne s’est pas terminée le 19 mars 1962 [avec les accords d’Evian, ndlr]. Ils invoquent, à juste titre, le massacre de la rue d’Isly du 26 mars 1962, à Alger, et les enlèvements à Oran, le 5 juillet.»
Cette ignorance des événements passés ramène l’historien et le romancier à l’ignorance mutuelle qui explique encore la situation dans laquelle se trouve la France au lendemain des élections régionales. Plutôt que de guerre des civilisations, il faudrait parler de la «guerre des mémoires» fondée sur l’ignorance de l’autre portée par le Front national.
Un demi-siècle après la signature des accords d’Evian, la vision coloniale fondée sur la juxtaposition de différentes communautés, qui s’ignorent et se méprisent, aurait remporté la bataille des idées constatent Alexis Jenni et Benjamin Stora. «La distribution des espaces urbains dans la France de l’an 2000 fait irrésistiblement penser à celui du temps colonial, avec des processus de ségrégation sociale et ethnique provoquant en retour des séparations, des sécessions pour reprendre le langage des sociologues», constate le romancier. «Ces espaces de séparation, où se manifeste la violence, on ne peut pas les comprendre sans faire référence à ce passé colonial», répond l’historien.
La guerre d’Algérie n’aurait donc pas pris fin en 1962 et, à force de mettre la poussière et les morts sous le tapis de la chambre de Benjamin Stora, elle boucherait l’horizon. Une absence d’horizon analysée dans le Transfert d’une mémoire (2), une réédition augmentée du livre de 1999 qui suit le dialogue entre l’historien et le romancier.
(1) Les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine, Stock, 152 pp., mars 2015.
(2) Le Transfert d’une mémoire. De «l’Algérie française» au racisme anti-arabe, La Découverte, 141 pp., septembre 1999.
Commentaires (1)
- 1. | 24/04/2016
il n'y a pas que lui comme historien de notre Algérie