Alger, les jours qui suivirent le 8 novembre
René BÉRARD
TEMOIGNAGE : Alger, les jours qui suivirent le 8 novembre
Pour le spectateur anonyme de quinze ans qui n'est pas dans les secrets des grands et qui découvre la guerre de sa fenêtre, il y a plus à dire sur les jours qui suivirent le 8 novembre que sur le jour lui-même.
Le samedi 7 novembre, un fait inhabituel avait retenu l'attention des adultes sans cependant leur faire prévoir l'événement. Le « Ville d'Oran » assurant la liaison Alger-Marseille et devant lever l'ancre vers 11 h ou midi, était resté au quai de la Transat.Ce retard pouvait avoir de multiples causes, avaries, passage de convois alliés et présence au large de sous-marins allemands et italiens qui constituaient un danger, ou tout simplement prévision de tempête, avec en mémoire le naufrage du « Lamoricière »..., et il n'avait pas éveillé outre mesure les soupçons du vulgum pecus que nous étions, sinon qu'il constituait une anomalie, une de plus ! En ce temps-là les anomalies ne se comptaient plus et on ne cherchait pas à se les expliquer.Tout le monde en savait l'origine qu'on résumait par trois mots : « C'est la guerre ! »... Tout allait de travers et ceci justifiait cela.
On ne s'étonnait plus de voir la camionnette de la teinturerie Reig tirée par deux chevaux, faute d'essence, elle faisait partie du décor des rues vides, ou de manger de la sardine matin et soir, frite, grillée, en escabèche ou en soupe, pendant près de deux semaines, parce que la pêche des chalutiers avait été miraculeuse et qu'à défaut d'autres choses on devait se contenter de ça sur le marché...
Dans ces conditions d'engourdissement, le réveil en fanfare du dimanche 8 novembre, vers 2 h du matin fut une réelle secousse. Les volets ouverts, on ne voyait rien dans la nuit, mais on entendait des coups de canon au-dessus de nos têtes. Ils venaient du fort des Arcades, au sommet de la forêt du Jardin d'Essai, ainsi que du cap Matifou...
Tout à coup apparut dans l'obscurité du port, exactement dans le bassin de Mustapha, un bateau de guerre, sirènes hurlantes, déployant à son arrière un grand drapeau américain éclairé par des projecteurs pour mieux se faire identifier.On le sut plus tard, il avait nom « HMS Broke » et malgré les apparences il était britannique. L'Amérique arrivait sur un vaisseau anglais !
Les tirs se concentrèrent sur lui, plus précisément vers la centrale électrique de la S.A.E.F. au bord de laquelle il avait accosté pour se protéger et il disparaissait ainsi à nos regards, nous faisant regretter de ne pas habiter plus haut pour continuer à voir.
Avec le lever du jour on restait dans l'attente et ce matin-là le succédané de café Nizière avait un goût d'inquiétude... les tirs devenus plus sporadiques incitèrent à sortir pour « aller voir »... Il était environ 9 h. On n'alla pas plus loin que le marché de Belcourt assez terne ce jour-là. Plus de monde aux fenêtres et aux balcons que dans la rue : on ne traînait pas, on se hâtait de rentrer chez soi, certains avec un sourire entendu, mais pas rassurés pour autant...
C'est entre le cinéma Alcazar et la place du marché, en plein milieu de la rue de l'Union, qu'on vit, remontant du port par le passage sous la voie ferrée de la Halte des Ateliers et la place Jeanne d'Arc, des gendarmes maritimes, casqués, revêtus de vestes de cuir et armés de mitraillettes. L'un d'entre eux était blessé (légèrement) et ils nous demandèrent le commissariat du 7e arrondissement, situé plus haut rue Adolphe Cayron, où devaient se trouver un poste de secours et peut-être le téléphone... Ils confirmèrent : c'étaient bien les Américains!...
Ce furent les seuls combattants qu'on vit le 8 novembre, avec le destroyer qui était entré en force dans le port. Les crépitements d'armes automatiques qu'on percevait sur les quais ne poussèrent pas notre curiosité plus avant.
Dans les rues, les quelques passants s'interrogeaient et se demandaient quand les Américains seraient là...
L'après-midi s'écoula dans l'attente, ponctuée de temps à autre par des rafales d'armes automatiques.il se passait quelque chose sur le port mais on en ignorait la tournure.
Les cinémas n'avaient pas ouvert, les matchs de football s'étaient annulés d'eux-mêmes et les cafés étaient déserts ou fermés.
La nuit venue, vers 18 h ou 19 h, une forte déflagration nous remit en émoi. On ne sut jamais s'il s'agissait d'un tir d'obus ou d'une bombe d'avion... Puis plus rien... La nuit fut calme. Le lendemain matin, il n'y avait plus de combats à Alger et comme Fabrice à Waterloo, on en conclut que c'était fini. La guerre commençait.
1492-1942, n'était l'ordre des chiffres, 450 années après Colomb nous découvrions l'Amérique ! ce lundi 9 novembre... Sans nous déplacer, elle venait à nous.
Le lycée était fermé, probablement déjà retenu par la réquisition. Il allait héberger plus d'un an des soldats américains. C’est dans la rue Michelet, nos cartables sous le bras, que nous rencontrâmes nos premiers Américains. Ce fut comme une révélation... D'abord des motos, et pas n'importe lesquelles, des Harley Davidson ! (En matière de motos nous n'avions que le souvenir des Terrot, Monet-Goyon et des tristes « pétrolettes » au bruit épouvantable qui faisaient pâle figure à côté de ces monstres).
Puis, découverte sensationnelle autant que technique, les Jeeps ! On crut tout de suite que les Américains avaient perdu le sens de l'aérodynamisme avec leur aspect carré, mais quand on les vit manoeuvrer, on revint vite de notre erreur... Enfin, les GMC et les Dodges, rapides, maniables et puissants... Il y avait fort longtemps qu'on n'avait vu autant d'autos d'un seul coup.
Parfois des Jeeps s'arrêtaient sur le trottoir, des officiers en casquettes bordées de cuir et imperméables verdâtres en sautaient, comme pour se dégourdir les jambes... Ils nous regardaient, on les admirait... Aucune allure suspecte, aucune attitude hostile de la part de ces grands bonhommes, au contraire de courtes phrases échangées, sorties du charabia de notre anglais approximatif, des sourires et des mots amicaux... Certains, parodiant la France de l'époque, auraient pu nous traiter de « collabos »... On ne les appelait pas encore « Johnny » ou « Amerloques », mais ça n'allait pas tarder...
Et devant le spectacle du port peuplé de navires pendant la nuit, et la rade pleine de bateaux en attente, tous surmontés à leur mat de la fameuse « saucisse » qui dissuadait des attaques en piqué, nos yeux n'en finissaient pas de s'étonner. C'était bien l'Armada du XXe siècle qui mouillait devant Alger. Plus tard, ajoutant une note de poésie aux souvenirs, nous nous demandions ce qu'en aurait pensé l'ombre du grand Cervantes toujours accrochée aux collines de Belcourt, lui qui attendait, caché là après son évasion des prisons d'Alger, l'arrivée d'une flotte espagnole qui l'aurait délivré des barbaresques...
Ceux qui avaient assisté à la mobilisation de 1939 avec sa pagaille, son peu d'enthousiasme, ses lentes processions « d'arabas » tirées par des mulets, les réquisitions de voitures particulières pour « partir en guerre », ceux-là n'en revenaient pas devant ces véhicules « tout terrain » et ces jeunes hommes, équipés et pourvus.La guerre était devenue un sport de riches... Et encore ne voyions-nous que le superficiel, l'essentiel de la force réelle était sur le port.
On comprit alors qu'on avait subi la défaite et la vieillesse, à l'image de celui qui l'incarnait en France. On découvrit la vraie jeunesse, celle de la guerre certes dont beaucoup iraient mourir, mais aussi celle qui se trémoussait au rythme du swing et de Glen Miller avec « In the mood »..., et nous essayions d'en prendre de la graine, histoire de rattraper le temps perdu...
Les Britanniques suivirent tout de suite après dans leurs Bedfords et leurs Hillmans ou leurs hautes ambulances aux parois de carton. Ils étaient pressés de gagner Bougie, Bône, voire même Tunis...
Les tommies étaient plus stricts, plus éprouvés, souvent plus vieux..., des européens pour tout dire. A pieds, toujours par deux au minimum, en camions ou en trams, allant ou venant du centre ville et des YMCA(24), ils sillonnaient la rue de Lyon au son de leurs godillots pour regagner leurs cantonnements de l'école Chazot ou du Jardin d'Essai... On allait leur rendre visite, croyant affermir nos premiers rudiments d'anglais, et nous n'apprenions que les insultes, eux derrière les grilles du Jardin, comme au zoo, et nous sur le trottoir...
Commencèrent alors les bombardements aériens et avec eux les deuils. Les alertes étaient toujours nocturnes. On connut les descentes précipitées à la cave. Ceux dont l'immeuble n'avait pas de cave s'en allaient, quand ils le pouvaient dès 18h, « avant l'alerte », chez des parents ou des voisins ayant un abri...
Le port toujours visé, rarement touché. La ville, elle, vu sa configuration et son étalement autour du port, n'échappa point aux bombes... Moins que Bône, mais elle eut suffisamment de malheurs pour qu'ils lui vaillent, la paix revenue, une croix de guerre collective.
René Bérard
(24) YMCA : Young Men Christian Association : Association chrétienne de jeunes gens.