Il était une fois, les matsoth
IL ETAIT UNE FOIS LES MATSOTH…
OU LES DOIGTS MAGIQUES DES ENFANTS
Par Monique Zerdoun
Cette histoire m’a été racontée par ma maman (ZL) alors qu’elle était déjà très âgée. Elle ne l’avait jamais fait avant. Pourquoi ? Une grande chance qu’un jour elle se soit décidée à me livrer ce témoignage émouvant et exceptionnel que je me fais un bonheur de partager avec vous. Je vous en prie, n’hésitez pas à interroger, à faire parler Nos Grands Anciens pendant que nous avons la chance de les avoir encore près de nous, ils ont des trésors sans prix dans leur mémoire !
Dans cette ville de la côte est de l’Algérie, Bône/Annaba, depuis une semaine le quartier juif est en effervescence. Il est même en ébullition. Une ébullition tout à la fois joyeuse et légèrement tendue. Il faut dire que l’événement en cours est d’importance. Ses habitants ont loué pour une semaine le four qui, toute l’année, est géré avec dévouement et compétence par Bouzid, un musulman qui occupe le métier ô combien délicat de khouech, de « fournier », préposé à la cuisson des pains, gâteaux, gratins et autres fariboles. Métier « délicat » pas tant dans l’accomplissement de son travail qu’il exerce avec compétence et maestria mais sur le risque constant, comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête, de remettre dans une seconde d’inattention le pain de Madame Guedj à la commissionnaire de Madame Sirat ou vice versa et là…
Or donc, en cette période, comme chaque année, pour une semaine, Bouzid se retire des affaires, quitte les lieux et confie son four aux Juifs. Depuis le temps, il a l’habitude. En général tout se passe au mieux et son four lui est restitué en fin de compte encore plus beau que nature. Chacun selon ses moyens a participé aux frais inhérents à la location du four, à son nettoyage, à sa remise à neuf etc. etc. Depuis une semaine, toute la vie du quartier tourne autour de ce projet. Ils ont nettoyé, nettoyé et encore nettoyé. Les enfants plus souples appelés à la rescousse ont pénétré à l’intérieur même du four pour balayer à l’aide d’un petit balai à main (m’senl’ha), puis pour frotter et encore frotter de leurs petites mains à l’eau et au savon les murs et le sol qui le constituent. Puis les adultes parmi les plus souples et les plus minces ont donné un coup de peinture à la chaux partout partout partout aussi bien à l’intérieur du four que sur les murs de la boutique. Les étagères qui réceptionnaient les plateaux de gâteaux, les gratins ou les pains à la fin de leur cuisson ont été retirées et remplacées par des bancs recouverts de draps blancs qui courent tout du long des murs. Les pelles au long manche de Bouzid le khouech ont été retirées et celles utilisées d’année en année pour cet événement spécial ont été sorties de leur abri. Même la rue, oui, même la rue a été nettoyée d’un bout à l’autre à grands coups de sauts d’eau et de balai de crin, et les tréteaux de bois et leurs planches sorties de leur abri depuis l’année précédente, lavées, frottées, récurées encore et encore occupent maintenant le milieu de la rue sur plusieurs mètres.
La foule présente en nombre est bariolée. Il y a les messieurs portant déjà le costume trois pièces avec chapeau, il y a ceux vêtus de l’ensemble chemise, gilet, veste et chapeau assorti au sarouel noir dans un moitié-moitié original, et il y a enfin les autres dans leur bel et élégant habit traditionnel en sa totalité, chemise à manches bouffantes, gilet noir, sarouel noir, large turban rouge autour de la taille et tarbouche. Pour les dames c’est pareil. Il y a celles vêtues à l’occidentale avec chapeau (tête couverte et élégance obligent) et celles majestueuses dans leur gandoura assortie de leurs kmémettes(ces grandes manches de voile fin attachées dans le cou derrière la tête pour ne pas gêner le mouvement des bras), leur foulard de tête noué artistiquement autour d’un petit cône et leur foulard de taille, de couleur assortie à la gandoura. Toutes les variantes en cours de l’adaptation vestimentaire à la mode occidentale importée par la France se côtoient, se chevauchent, se sourient et se mêlent dans la diversité et la créativité. Tout est fin prêt. On attend les représentants de la communauté avec le Rabbin, le responsable des prescriptions rituelles, les assistants et tous les hommes de bonne volonté car aujourd’hui est un Grand Grand jour. Aujourd’hui on va préparer la matsa de Pessah pour toute la communauté.
Cette année sera tout de même bien plus légère que les années précédentes car la guerre, la Grande Guerre, celle qui a avalé tant des leurs est terminée. Oui, plus légère car cette année certains de leurs hommes sont enfin revenus. Pas tous hélas. Pas tous. D’aucuns, entiers de la tête aux pieds, des miraculés. D’autres, pas tout à fait entiers, les bosselés, les estropiés, les infirmes à des degrés divers sont là aussi par solidarité et pour partager ce moment. Et puis il y a les Grands Absents bien sûr. Les perdus pour toujours. Ils sont là aussi dans les cœurs, les mémoires et les têtes, ils sont là. Ils sont tous là. Oui, car j’ai oublié de le préciser, nous sommes en 1920...
La petite fille s’est levée tôt ce matin. Elle est heureuse, très heureuse. Son papa à elle par miracle est revenu vivant et entier de la Grande Guerre. Elle ne se souvient pas trop des détails de son départ, elle était trop petite mais elle n’oubliera jamais le jour de son retour. Et c’est lui, ce revenant étrangement silencieux depuis ce fameux retour qui ce matin-là les a saisis, elle et son petit frère, chacun par une main, pour les conduire jusque dans la Rue où tout se passe, pour participer au Grand Jour de la préparation de la matsa. Le papa ne voulait en aucun cas les priver et se priver de cela.
La vieille dame, la très vielle dame qui me raconte cette histoire de sa voix douce est ma maman. De tout le pataquès suscité par le grand jour de la préparation de la matsa elle se souvient surtout de la joie qui l’habitait à déambuler dans les ruelles en sautant d’un pied sur l’autre comme font les enfants, sa main dans celle de son papa vivant et entier et ce, jusqu’à la « Rue de la Matsa ». Là, des dizaines d’enfants appelés à la rescousse crient, rient, sautent et s’agitent dans tous les sens. Au signal donné par un adulte, ils se précipitent vers les grands sauts d’eau mis à disposition au milieu de la chaussée pour se laver les mains et se frotter et se refrotter les avant-bras avec de l’alfa et du savon. Ensuite, les cheveux des petites filles sont couverts par un foulard attaché autour de la tête pour éviter le pire… à savoir un éventuel cheveu qui se noierait dans la pâte !
Tout à coup le silence se fait. Total. La Grande affaire va commencer. Les choses sont claires et nettes. Depuis l’instant où l’eau va toucher la farine de blé, jusqu’au moment où les matsoth seront enfournées, pas plus de 18 minutes ne doivent s’écouler. C’est le chiffre qu’à retenu la vieille dame qui sourit à cette évocation. 18 minutes ! Alors tous les bras valides de la communauté entrent en activité. En synchronisation parfaite. On prépare la pâte au fur et à mesure pour ne pas qu’elle ait le temps de lever. Certains à un bout de la chaine forment les boules, les passent à ceux qui les aplatissent et leur donnent la forme d’une assiette plate grâce à une manipulation experte de la hallala**(cet ersatz de rouleau à pâtisserie très fin et très long, un manche à balai en somme), puis c’est là qu’entrent en jeu les petits doigts danseurs des enfants. De l’avis de la petite fille qui, le temps passant est devenue la douce vieille dame qui raconte, mais pour qui c’était hier au fond, c’était d’eux, les doigts magiques des enfants que dépendait l’esthétique de la matsa et c’était surtout de leur rapidité et de leur agilité que se jouait les risque de dépasser les fatidiques 18 minutes. Les petits doigts danseurs des enfants étaient en somme les rouages majeurs de l’entreprise. À croire qu’ils avaient pratiqué cet art tous les jours de leur vie. Ils saisissaient avec habileté la galette de pâte entre le pouce et l’index et, en pinçant fort il en résultait alors deux trous encadrant une petite excroissance de pâte. Ils agissaient ainsi sur toute la surface de la galette qui leur était dévolue en essayant autant que faire se peut de réaliser des cercles concentriques de trous, le résultat n’étant pas toujours à la hauteur de leurs ambitions, compte tenu du temps très court dont ils disposaient. L’intention et la passion étant là, l’honneur était sauf. Sans trainer quelqu’un saisissait la galette (peut-être ni très régulière ni très esthétique parfois, il faut bien l’avouer) parsemée de ses mille trous, la posait sur la pelle et l’enfournait. Suivante ! Et ainsi de suite jusqu’à la nuit tombée afin que tous, pauvres et riches, puissants et misérables, puissent avoir leur lot de matsoth pour Pessah.
La vieille dame n’a jamais voulu préciser si légère comme une plume ou pesante comme du plomb, était cette matsa. Jamais. C’était la matsamagique de la convivialité, du partage, la matsa brodée par les petits doigts habiles des enfants, la matsa témoin du retour de l’enfer sur terre de son papa, la matsa au goût de l’enfance, la matsa d’une journée exceptionnelle dans la vie d’une enfant d’une petite ville de la côte est de l’Algérie dans les années 1920…
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Date de dernière mise à jour : 21/04/2024