L'exil avant le départ
L'exil avant le départ.
Par Suzanne Claire FHIMA épouse BENICHOU
Je me souviens de ce temps comme d’une mélodie funèbre, une musique de fin jouée au violon, traînante, lancinante, achevant une histoire déjà perdue. Un requiem pour une ville qui s’effondre, note après note, silence après silence. L’agonie se déroulait sous mes yeux, lente et inexorable : une personne qui disparaît, une maison qui se ferme, un magasin qui baisse son rideau, une rue qui se vide. Comme une bougie qui s’éteint au vent, Oran, ville française d’Algérie, vacillait.
Nous savions. Nous n’avions plus besoin d’explications, plus besoin d’avertissements. La guerre, nous l’avions perdue. L’Algérie, nous l’avions perdue.
Tout nous le disait. Les regards fuyants, les rues qui se vidaient en silence, un voisin un jour, une boutique le lendemain, une porte qui se fermait à jamais. Nous étions encore là, mais nous n’existions déjà plus. Nous comptions les jours, nous égrenions les nuits, traversées d’insomnies où l’angoisse rampait comme un serpent. Il ne restait plus qu’à plier, empaqueter, choisir ce qui méritait d’être sauvé.
Des valises. Incongrues. Absurdes. Inconcevables. Pourquoi aurions-nous eu besoin d’elles ? Nous ne partions pas. Nous ne partirions jamais. Nous étions chez nous, croyions-nous. Une illusion, une chimère à laquelle nous nous étions accrochés trop longtemps, jusqu’à ce qu’elle nous glisse entre les doigts.
Et pourtant, nous étions là, dans les magasins, à chercher où entasser une existence. Mais comment enfermer une maison, une rue, un ciel dans du cuir et du tissu ? Comment plier un rire, un parfum, une histoire entre deux fermetures Éclair ? Nous ne portions pas seulement des objets. Nous emportions des ruines.
Les maisons se fermaient, les magasins baissaient leur rideau, la liquidation était générale. D’autres ne laissaient rien derrière eux. Certains brûlaient ce qu’ils ne pouvaient emporter, meubles, souvenirs, lettres jaunies. Ne rien abandonner. Ne rien offrir aux autres. Les flammes léchaient le bois des buffets, s’attaquaient aux fauteuils, réduisaient en cendres des décennies de vie. C’était la fin du monde. Mon monde. Son éclatement aux quatre vents, dispersé jusqu’aux confins de l’Hexagone et bien au-delà.
L’armée Gaulliste était partout. Silhouettes droites, fusils en bandoulière, visages impassibles. Ils nous regardaient avec méfiance. Nous les regardions avec mépris. Que faisaient-ils là, sinon organiser le bradage de mon pays ? Ils n’étaient pas venus nous protéger. Ils surveillaient une ville qui n’était plus la nôtre, attendaient que nous cessions d’exister.
Le référendum approchait. Le couperet. La sentence. L’indépendance tomberait sur nous comme une porte qui claque, comme une gifle. Nous étions déjà jugés. On voulait croire encore, mais l’histoire n’a jamais eu pitié des illusions.
Tout autour de nous, la ville devenait cendre. Trop de sang. Trop de ruines. Trop de silences amers. Ce qui avait été une terre partagée n’était plus qu’un territoire brisé, un champ de fractures où nous n’avions plus notre place. Quand un fossé de sang se creuse, la réconciliation devient impossible.
Un matin, un geste insensé, un simulacre d’ordinaire. Je suis descendue rue d’Arzew. Une envie absurde, un réflexe insoutenable : commander une robe chez Marcelle Cohen, comme toujours. Comme si une coupe parfaite, un tissu bien taillé pouvaient raccommoder un monde qui se déchirait. Je reconnais la boutique avant même de la voir. Un automatisme. Un vestige. Mais aujourd’hui, quelque chose cloche. La vitrine est vide.
Je pousse la porte. Le tintement de la clochette résonne dans le vide, comme un écho creux. L’atelier est nu. Les rouleaux de tissus ont disparu, les mannequins aussi, les aiguilles, les patrons, les fils colorés. Plus rien. Juste l’empreinte d’un monde évaporé.
Marcelle est là. Droite. Figée.
— Je voulais passer une commande, dis-je, presque à voix basse.
Elle me regarde. Un regard qui dure, lourd de ce que nous savons toutes les deux. Puis elle secoue la tête.
— Je ne prends plus de commandes. Je fermerai demain.
Quelques mots. Quelques mots pour tout dire.
Elle n’a pas besoin d’en dire plus. Je comprends. Elle s’en va. Comme les autres. Comme moi bientôt.
Un silence s’étire entre nous. Épais. Définitif.
Je baisse les yeux, je hoche la tête, je murmure un au revoir.
Dans la rue d’Arzew, je marche sans but. Un autre rideau baissé. Une autre boutique vide. Une autre absence.
Ma ville s’effondrait sous mes yeux. Où étaient passées les clameurs du marché où s’entremêlaient les voix des marchands et l’odeur du poisson, du pain chaud, des épices déversées en montagnes colorées ? Où étaient ces messieurs qui gueulaient en pataouète autour d’un apéro, une kemia devant eux, l’anisette dans les verres ?
Nous savions. La guerre, nous l’avions perdue. L’Algérie, nous l’avions perdue.
Et maintenant, il ne nous restait plus que nos valises.
Ce jour-là, dans cette rue d’Arzew, entre ces magasins fermés, ces immeubles aux volets scellés, j’ai compris. J’étais encore à Oran, mais déjà en exil. Aujourd’hui, c’est l’inverse. J’ai quitté Oran depuis tant de décennies, et pourtant, c’est là-bas que je demeure, suspendue entre hier et l’oubli. Mon corps s’est enraciné ailleurs, mais mon âme erre toujours dans ces rues que mes pas ne fouleront plus.
ORAN - Rue d'Arzew
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Date de dernière mise à jour : 17/02/2025