ORGANISATION DU CULTE ET DES ECOLES ISRAELITES EN ALGERIE
L'ILLUSTRATION - JOURNAL UNIVERSEL 1845
La conquête française a introduit de notables changements dans la condition sociale des Israélites de l'Algérie.
Durant le régime turc, en effet, la population juive, pliant sous le joug d'un despotisme brutal, était soumise aux avanies et aux sévices de maîtres qui la méprisaient profondément : ses chefs eux-mêmes voyaient leur pouvoir s'étendre ou diminuer, suivant que l'autorité supérieure musulmane leur accordait ou refusait ses bonnes grâces.
Notre implantation dans le pays devait donc être considérée comme un signal d'émancipation et de délivrance pour les Israélites. Aussi quelques-uns ont-ils apprécié ce bienfait à sa juste valeur.
D'autres, au contraire, ont trop souvent confondu la liberté avec la licence, tandis que, chez le plus grand nombre, la somme des maux inséparables de toute domination nouvelle l'a emporté dans leurs affections sur celle des biens qu'elle leur a procurés. Ce sentiment est facile à expliquer.
Avant notre occupation, les Juifs avaient le monopole du commerce intérieur ; leur habileté dans les affaires, leur activité infatigable, la souplesse de leur esprit mercantile, et l'incroyable intelligence qu’ils déployaient dans la recherche et l'exploitation des produits du sol, leur donnaient en général, aux yeux des deys souverains de l'Algérie, une influence réelle.
Ils étaient naturellement les agents d'affaires, les courtiers obligés des maîtres du pays, et exploitaient à peu près seuls l'industrie commerciale. A ce prix, ils subissaient avec résignation une tyrannie qui n'atteignait d'ailleurs que quelques têtes entre toutes.
L'établissement des Français a, en partie du moins, stérilisé entre les mains des Juifs de grandes sources de richesse. L'affranchissement, tout en satisfaisant aux instincts nobles et généreux de l'âme, frappait en même temps d'une manière sensible des intérêts matériels plus ou moins exigeants.
De là une perturbation et un malaise incontestables ; de là aussi une sorte d'aversion et d'antipathie. C'est que pas plus pour les Juifs algériens que pour les Arabes le temps n'a encore produit de rénovation morale.
Les peuples ne se transforment pas si vite, et la civilisation n'exerce que lentement sur eux son irrésistible empire. Cependant un grand nombre de Juifs indigènes, parlant et écrivant le français, sont depuis longtemps attachés aux administrations publiques ou aux divers corps de l'armée.
Parmi eux trois interprètes se sont plus particulièrement fait remarquer par leur fidélité et leur bravoure : l’un, celui de la sous-direction de l’intérieur à Oran, Monsieur Nahom, a accompagné dernièrement M. Le Général De La Rue dans sa mission au Maroc ; l’autre, M. Isaac Levy, blessé à l’affaire de Djema-R’azouat, n’a été fait prisonnier qu’après avoir été grièvement blessé ; le troisième, M. Léon Ayas, a été cité dans un rapport du commandant supérieur de Mostaganem comme ayant tué de sa main cinq Arabes au combat du 18 octobre dernier.
Une ordonnance royale du 9 novembre vient d’ouvrir une voie nouvelle à la transformation si désirable des Israélites algériens, en donnant une organisation régulière à leur culte et à leurs écoles.
Enlever à la population juive ce qui lui constituait une position isolée, et relier plus étroitement son administration à l’action gouvernementale de France ; créer, dans l’institution religieuse l’ordre et la règle par l’établissement d’un consistoire algérien siégeant à Alger, et de deux consistoires provinciaux, siégeant l’un à Oran, l’autre à Constantine ; préparer, par les soins donnés dans les salles d’asile et les écoles, la jeune génération Israélite à devenir l’intermédiaire obligée entre les indigènes et nous : tel est le triple but que l’ordonnance du 9 novembre parait s’être proposé, et qu’elle ne saurait manquer d’atteindre, en ramenant les Juifs algériens à l’unité française.
Cette réforme ou plutôt cette organisation nouvelle était depuis longtemps réclamée. Dès 1839, le gouvernement métropolitain avait prescrit, sur ces graves matières, aux autorités locales des études sérieuses et approfondies.
En 1812, deux honorables Israélites français, M. J.J. Altaras, président du consistoire de Marseille, et M. J. Cohen, alors avocat au barreau d’Aix et aujourd’hui défenseur à Alger, avaient reçu de M. le maréchal duc de Dalmatie, ministre de la guerre, la mission gratuite de parcourir les trois provinces de l’Algérie, d’y étudier sur les lieux mêmes les intérêts et les besoins de leurs coreligionnaires et de signaler toutes les améliorations dont leur état moral et politique serait immédiatement susceptible.
Cette tâche délicate fut remplie avec autant de désintéressement et de zèle que de succès par MM. Altaras et Cohen, et les résultats de leurs investigations philanthropiques ont été consignés dans un volumineux et intéressant rapport adressé à M. le maréchal président du conseil.
Une commission spéciale, chargée par le ministre d’examiner les propositions contenues dans ce rapport, résuma plus tard ses travaux en un projet d’ordonnance, dont les principales dispositions, après avoir été soumises aux délibérations du conseil d’Etat, viennent d’obtenir la sanction royale.
Cet acte, d’une si haute importance pour la population israélite de l’Algérie, est l’un des derniers auxquels M. le maréchal duc de Dalmatie ait tenu à attacher son nom, avant de quitter le département de la guerre.
Jusqu’à ce jour, au point de vue administratif, judiciaire, financier et civil, les Israélites ont continué à former en Algérie une espèce de corps distinct et séparé du reste de la société sous le nom de nation juive. Cette organisation particulière se révélait par des pouvoirs spéciaux et par des institutions originales ; ce sont : dans l’ordre administratif, le mekdam, ou chef de la nation : dans l’ordre judiciaire, le beth-din (maison de la justice) rabbinique ; dans l’ordre financier, la perception d’impôts particuliers, le payement des fonctionnaires, la distribution des aumônes : dans l’ordre civil, les institutions diverses qui se rapportent à la famille et à l’instruction civique.
Sous le gouvernement des deys, le mekdam, auquel on donnait le titre de roi des Juifs, servait d’intermédiaire à ses coreligionnaires auprès du pouvoir. Il administrait seul les revenus de la communauté, nommait ou révoquait les fonctionnaires, délivrait l’exequatur des jugements rabbiniques et pouvait même prononcer de son chef des condamnations à l’emprisonnement, à la bastonnade ou à une amende arbitraire.
Le beth-din, ou tribunal rabbinique, avait de son côté une autorité immense. Il jugeait entièrement suivant les lois mosaïques, et faisait exécuter toutes ses décisions avec la plus grande rigueur. L’exequatur, dont était armé le mekdam, pouvait cependant modifier son pouvoir ; mais il avait toujours le droit de faire administrer immédiatement trente-neuf coups de bâton aux condamnés.
Depuis la conquête, les attributions du mekdam ont été amoindries et déterminées par un arrêté du général en chef, du 21 juin 1831, et l’ordonnance organique de la justice rendue le 26 septembre 1842 a laissé seulement aux rabbins la connaissance des infractions à la loi religieuse, qui, d’après le loi civile, ne constitueraient ni crime, ni délit, ni contravention, sans qu’ils puissent en aucun cas prononcer, à raison de ces infractions, des peines pécuniaires ou corporelles. Les tribunaux français sont donc aujourd’hui les seuls juges des Israélites algériens.
Dans toutes les villes de l’ex-régence il y avait au moins une synagogue appartenant à la communauté, et une ou plusieurs appartenant à des particuliers. Le rite portugais est suivi dans toutes indistinctement. Le mode d’administration des synagogues est le même partout : chacune a son gérant chargé des recettes et des dépenses, et portant le titre de gabai à Alger et de gashar partout ailleurs.
Les revenus des synagogues se composent du droit perçu sur la viande de boucherie des produits des honneurs du Temple, et des offrandes volontaires. Les honneurs consistent à lire, pendant les cérémonies religieuses, dans le Pentateuque, dit Sefer, à côté du prêtre qui récite les prières ; à ouvrir l’armoire dans laquelle le livre sacré est déposé. etc. etc.
Sefers Torah
Ces privilèges se vendaient partout et se vendent encore aux enchères tous les ans, une semaine avant la fête des Tabernacles, sauf cependant le droit de lire le samedi matin dans le sefer, lequel se vend à Alger toutes les semaines.
A Alger, il existait autrefois dix-sept synagogues, dont trois, la Grande Synagogue, le Herrar et le Habrat-Serisa, appartenaient à la communauté ; quatre, le Habrat-Siari, le Habrat dar Safi, le Habrat Benoura , et le Habira-Allatania, à la communauté par indivis avec des particuliers et dix, à des particuliers seulement.
De ces dix-sept synagogues, il n’en reste que trois, le Herrar, le Habrat dar Sali, l’Ichiva Dabidou-Matti, les autres ayant été démolies. Quatres synagogues particulières ont été reconstruites, et les gérants des autres ont loué des locaux, afin de continuer le service du culte. – Une somme de 50 000 francs a été portée au budget de 1846 pour la construction d’une nouvelle synagogue.
A Oran, on compte onze synagogues dont une seule appartient à la communauté : à Bône, une : à Constantine, huit appartenant par indivis à la communauté et à des particuliers. A Blidah, il y avait quatre synagogues dont trois ont été détruites par le tremblement de terre de 1825.
La multiplicité des synagogues particulières, exploitées pas des intérêts privés, le défaut des relations établies entre les synagogues d’Alger, d’Oran et de Constantine, le manque de garanties pour les nominations des rabbins, accusaient un désordre véritable. Une des nécessités les plus pressentes à satisfaire, c’était de créer et pour l’administration, et pour le culte, l’unité d’action qui doit donner à la première son efficacité, et à l’autre la diginité et la règle qui lui manquent aujourd’hui.
L'ordonnance du 9 novembre a pourvu à ce double besoin. Pour ce qui concerne les écoles israélites indigènes, MM. Altaras et Cohen en avaient, dans leur mémoire, signalé de la manière suivante l'organisation vicieuse. Que l on s'imagine des chambres étroites, dans lesquelles sont entassés de nombreux enfants, malpropres et désordonnés, des exhalaisons malsaines répandent dans l'air des miasmes fétides, et la saleté des élèves engendre parmi eux des maladies contagieuses.
Edouard MOYSE - Ecole Juive de Milianah
La leçon commence. Les enfants, accroupis sur des bancs étroits autour du professeur, assis lui-même à l'orientale, impriment à leur corps un mouvement étrange d'oscillation. Le maitre psalmodie d'une voix nasillarde un verset de la Bible, que tous les écoliers répètent en tumulte, à la fois, et, en poussant des cris qui ne sont rien moins que mélodieux. Au milieu de la leçon, les élèves s'interrompent, sortent, rentrent sans ordre et bruyamment. Des disputes s'élèvent entre eux ; et le professeur, sans autorité morale, n'a d'autre moyen, pour mettre d'accord ou pour corriger, que l'énergique emploi du nerf de bœuf.
Tel est le tableau général des écoles juives. Quant au matériel de ces écoles, il se compose de quelques bibles en lambeaux, d'un corps de droit talmudique et de quelques traités rabbiniques. Les élèves ont chacun une plume en roseau, et écrivent sur leurs genoux en caractères hébreux. C'est en elle et à l'étude de la langue sacrée que se borne l'instruction, et l'instituteur croit avoir dignement rempli sa tâche, lorsqu'il est parvenu à mettre ses élèves à même de lire couramment et de comprendre les ouvrages théologiques. Alger comptait, en 1842, douze de ces écoles qui renfermaient 385 enfants.
Même avant la dernière ordonnance, la sollicitude de l'administration française s'était déjà occupée d'encourager, dans la jeune génération israélite, les heureuses dispositions que sa précoce intelligence présente à l'enseignement. Jusque sous les haillons de la misère, on voit percer chez ces enfants les traces de puissantes facultés, leur front large et carré, l'éclat de leur regard, la vivacité du jeu de leur physionomie, tout indique une capacité et une pénétration qui ne demandent qu'à être développées.
Edouard MOYSE
Une école française à l'usage des juifs a été ouverte à Alger, au centre de la ville, dans le quartier populeux ; elle est sous la direction de M. Weil, instituteur, dont le zèle a obtenu des résultats satisfaisants. Une autre école pour les filles est dirigée par mademoiselle Hartoch, jeune israélite française fort instruite. Les élèves, dans l'un et dans l'autre établissement, font chaque jour de nouveaux progrès ; ils étaient, à la dernière rentrée des classes, au nombre de 80 dans le premier, et de 50 dans le second. Avant les vacances, une distribution solennelle des prix a été faite, dans la synagogue de la rue Scipion, aux élèves des écoles créées pour les israélites indigènes à Alger.
Les notabilités de l'administration civile, de l'instruction publique, de la magistrature et du barreau, assistaient à cette réunion résidée par M. Albert Cohn, savant orientaliste, qui visitait 'Algérie pour travailler à l'œuvre de régénération de ses coreligionnaires. Dans une improvisation chaleureuse, prononcée en français et répétée par lui en hébreu et en arabe, M. Cohn a rappelé tous les bienfaits dont les israélites sont redevables à la France et exhorté ses jeunes auditeurs à s'en montrer reconnaissants et dignes.
Ensuite, au nom de la famille de Rothschild, M. Cohn a donné aux cinq meilleurs élèves de chaque école des livrets sur la caisse d'épargne, au moyen desquels ils pourront, à quinze ou vingt ans, trouver une petite fortune ébauchée. M. Albert Cohn, revenu récemment à Paris, se propose de publier, sous peu, dans un écrit intitulé : les Juifs de l'Algérie, les observations qu'il a recueillies pendant un voyage de plusieurs mois sur l'état actuel de ses coreligionnaires dans nos possessions du nord de l'Afrique.
Par décision du 18 novembre, M. le ministre de la guerre a confié à M. J. J. Altaras la mission honorifique d'assister de ses lumières et de son expérience l'administration locale dans la préparation des mesures les plus propres à faciliter l'exécution de l'ordonnance du 9 novembre et à organiser, sur des bases libérales, les consistoires et les écoles israélites en Algérie.
Alphonse Levy - Un Rabbin enseignant la Torah à un enfant
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Date de dernière mise à jour : 28/01/2018