Extrait de l'article : "Les synagogues dans l’Algérie coloniale du XIXe siècle"
Alger - Synagogue de la Place de Chartres
« Hier à Blidah dans une humble et pauvre masure, au milieu des ruines et des décombres que la pluie traversait, le peuple d’Israël a prié Dieu de vous bénir : Dieu infiniment bon a accueilli cette prière, il a réveillé une espérance endormie dans nos cœurs et nous inspire ce vœu que vous réaliserez, nous n’en saurions douter.
Excellence, donnez-nous une synagogue, un abri pour prier et nos rabbins apprendront à nos enfants à respecter et vénérer votre nom à l’égal de celui de notre auguste Empereur, Napoléon?[1] !!! ».
Telle est la pétition qu’une quarantaine de Juifs de Blida (province d’Alger) envoyait en 1859 au prince Napoléon-Jérôme – alors ministre de l’Algérie et des Colonies –, dans l’espoir d’obtenir une subvention pour réparer le bâtiment en ruines?[2]. De fait, après une longue période d’oppression à l’époque ottomane, en application de la dhimma?[3], la présence française permit la construction de nombreux lieux de culte dans toute la colonie. Durant une cinquantaine d’années, de nombreuses communautés juives, y compris celles de taille moyenne, furent dotées de synagogues semblables à celles de la métropole : au total, entre 1845 et 1905, ce sont plus d’une vingtaine de bâtiments, dessinés le plus souvent par des architectes d’État, édifiés avec l’autorisation de l’administration française. Pourtant, pour obtenir des lieux de culte décents, les Juifs durent affronter de nombreux obstacles.
La place de la synagogue dans la ville coloniale
Les choix architecturaux et urbanistiques révèlent la même ambivalence de l’administration française. La construction d’édifices monumentaux donne au judaïsme un caractère officiel qu’il n’avait pas jusque-là en Algérie et marque, comme en métropole, l’entrée des Juifs dans la Cité. Mais en même temps le choix d’une architecture orientaliste pour les plus grands temples (Grande synagogue d’Oran, synagogue de la place Randon à Alger, synagogue de Sétif) révèle, si l’on suit les analyses de l’historien de l’art Dominique Jarrassé, la volonté de continuer à étiqueter le Juif. Au Maghreb, c’est une façon de montrer qu’il reste du côté des colonisés et ne peut pas passer pour un Européen?. De manière paradoxale, l’architecture intérieure des temples qu’on vient d’évoquer, décorés dans le style mauresque, vastes comme des églises, munis d’un étage pour les femmes et d’une chaire pour la prédication, garnis de bancs disposés en rangs serrés autour de la teba, a dû dépayser plus d’un Juif « indigène ».
La place des édifices dans la ville indique la lenteur de l’intégration des Juifs dans la Cité. À cet égard, le cas de la synagogue de la place Randon à Alger, inaugurée le 19 septembre 1865, donne une idée des difficultés rencontrées par les Juifs pour faire admettre la construction d’un vaste temple. En compensation des démolitions de synagogues et d’immeubles dans le quartier juif, le gouvernement général a promis dès 1839 de participer largement à l’édification d’une grande synagogue. Mais le choix du site est modifié le 1er juin 1843 par le conseil d’administration? qui propose un terrain rue Scipion au nom de ce raisonnement : « un membre fait remarquer au Conseil qu’il est bien regrettable qu’un aussi bel emplacement que celui de la caserne des Lions, rue Babazoun, dont le génie militaire doit faire la remise à l’administration civile le 1er juillet prochain, soit destiné à recevoir une synagogue?. » Le ministère de la Guerre impose finalement à la Ville que le temple soit édifié sur la toute nouvelle place Randon, également située dans le quartier juif. Les travaux traînent ; vingt-cinq ans environ s’écoulent entre l’engagement du Gouvernement militaire auprès de la communauté juive et l’ouverture du lieu de prière, dont se plaint encore le maire quelques mois avant l’inauguration?.
C’est pourquoi la construction de la plus grande synagogue d’Afrique du nord, à Oran, fait figure d’exception. L’ampleur du projet implique un emprunt bancaire de 250 000 francs, le coût total est estimé à près de 950 000 francs?. On sait aussi que la construction, réclamée dès 1848 par le premier président du consistoire israélite de la province d’Oran, Emmanuel Nahon, afin d’enrayer l’inflation d’oratoires privés, débuta seulement en 1880 et fut interrompue plusieurs fois en raison du surendettement du consistoire à partir de 1892. L’édification de ce grand temple est incontestablement associée à la plus grande figure du judaïsme oranais de l’époque, Simon Kanoui, longtemps membre puis président du consistoire?. Mais l’ambition et la ténacité d’un homme suffisent-elles à expliquer la réalisation d’un projet d’une telle envergure ?
À la différence d’Alger la ville d’Oran demeure longtemps dénuée d’édifices coloniaux : « Les projets à l’ordre du jour du conseil municipal, aux environs de 1860, étaient ceux d’un Hôtel de ville, d’un théâtre, d’un collège communal et d’une cathédrale?. » En 1867, le conseil municipal inclut le projet d’une synagogue et d’un temple protestant dans ses plans d’embellissement de la ville?. La symétrie établie entre les cultes juif et protestant révèle sans doute les progrès de l’idéologie émancipatrice, et montre comment les Juifs ont pu basculer progressivement, dans les faits mais aussi dans l’imaginaire des acteurs du temps, du côté de la population européenne, à la différence des musulmans. Mais l’ambivalence de la société coloniale à l’égard des Juifs apparaît si l’on considère que c’est au même moment que les discours antisémites commencent à trouver un véritable écho?.
En fait, le rapport de forces permet au consistoire d’imposer une telle entreprise. Celui-ci a un réel poids politique depuis 1870 : bon nombre de Juifs de la ville devenus citoyens français par décret du 24 octobre 1870 (les Juifs immigrés du Maroc, appelés couramment « tétuanais », ne bénéficient pas de cette mesure) suivent les consignes de vote du « grand électeur » Kanoui. Par ailleurs, certains notables juifs contribuent à la mise en œuvre de la politique coloniale par leur fortune. Ainsi, la municipalité évoque l’hypothèse de céder d’importantes parcelles à Jacob Lasry, en échange de terrains situés près du ravin d’Aïn-Rouina, qu’il faut impérativement combler pour permettre l’extension de l’agglomération. Ce riche propriétaire, membre puis président du consistoire de la province d’Oran entre 1855 et 1864, est sans doute intervenu dans d’autres entreprises de ce type.
[1] Archives nationales (désormais AN) F19 11156, Lettre des Juifs de Blida au ministre de l’Algérie et des Colonies, 14 mai 1859.
[2] Le recensement de 1861 fait état de 465 Juifs à Blida ; voir André Nouschi, « Observations sur la démographie historique des Juifs algériens », dans Myriam Yardeni (dir.), Les Juifs dans l’histoire de France, Premier colloque international de Haïfa, Leiden, E. J. Brill, 1980, pp. 165-175.
[3] Dhimma : pacte qui garantit la condition des non-musulmans en terre d’islam. Parce qu’ils sont « gens du Livre », Juifs et chrétiens ne sont ni persécutés ni convertis. Ils bénéficient d’un statut de protégés, mais payent des taxes, en particulier la djizya (capitation) et subissent des outrages qui ont varié dans le temps et selon les lieux ; voir Bat Ye’or, Le Dhimmi. Profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe, Paris, Éditions Anthropos, 1980, 335 p.
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marie françoise bernard